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Né le 26 février 1902, à Paris, d'un père d'origine hongroise et d'une mère
française, Jean Bruller devient, après des études d'ingénieur électricien, dessinateur humoristique et illustrateur. En 1927, il est invité à exposer ses dessins au IX° Salon de l'Araignée. La même année, il publie Hypothèses sur les amateurs de Peinture à l’état latent, dont le titre évoque Synthèses littéraires et extra-littéraires. "M. Jean Bruller, écrit Bofa dans Le Crapouillot, qui est un jeune dessinateur, ingénieux et trop habile, a imaginé, figuré à la manière de chaque peintre, le portrait a priori de l'amateur-de-ce-peintre."
La rencontre entre les deux hommes se passe mal. "Je fus très surpris, écrit Bofa dans des notes inédites, de recevoir, peu après ce début, la visite dudit Bruller. Il venait se justifier de ce petit pastiche que, paraît-il, certains critiques avaient jugé de mauvais aloi. Il m’apprit, à ma grande surprise, qu’il était mon élève et m’avait choisi pour maître. Comme je ne pouvais décemment refuser d’accepter ce rôle flatteur je me contentais de lui conseiller d’en user lui-même avec modération et d’essayer plutôt de voler de ses propres ailes. »
Loin de tenir compte de cet avertissement, Bruller, au fil des ans, va coller de plus en plus au style de Gus Bofa.
Ses Relevés trimestriels, publiés en 16 livraisons entre 1932 et 1938, se ressentent de l’influence de Bofa dans le trait et l’inspiration et, parfois, reprennent la composition même de certaines planches de Malaises ou de La Symphonie de la Peur, au point que Mac Orlan, en 1934, fait dans l’Intransigeant cette mise au point : « Il est nécessaire que M. Jean Bruller découvre les éléments secrets de sa personnalité, ce qui n’est qu’une question de temps, je le pense. En attendant, il devient impossible d’analyser son œuvre sans tenir compte de ce qu’il doit à Bofa. Ce n’est pas sans mélancolie que j’écris ces derniers mots . »
Accusé de plagier son aîné, Bruller plaide que « c’est une erreur toute récente de vouloir confondre technique avec personnalité, et de penser qu’un artiste n’est pas personnel parce que sa façon de guider un trait ou de se servir de l’aquateinte, rappelle celle d’un autre artiste. »
De son côté L'Action française note : "Signalons en passant que nous n'avons pas grande sympathie pour les plagiaires: ceci pour Jean Bruller qui démarque un peu trop Gus Bofa." (10-25 février 1936)
Il tente de se justifier auprès de son aîné. « Vous étiez venu, se souvient Bofa, me demander ce que je pensais de vos dessins. Je vous ai dit – je dis toujours ce que je pense et en face – que vous me paraissiez engagé dans une impasse et conseillé de perdre la mauvaise habitude de trop regarder mes dessins . » (lettre inédite de Bofa à Bruller)
Lorsque Bruller sera devenu Vercors, Bofa aura ce mot cruel : " Bruller n’a pas été chic avec le maquis : à moi il ne m’a barboté que quelques idées et des dessins. Au maquis, il lui a chipé son nom. »
En 1950, Bruller offre d’enterrer la hache de guerre. « Je ne savais pas, répond Bofa, qu’il y eut la guerre entre nous ? (…) Je suis donc bien embarrassé de faire le geste solennel que vous me proposez, faute d’ancienne hache symbolique à enterrer. »
Après que Bofa soit mort et tombé dans l’oubli, Bruller réécrira l’histoire à sa façon, avec une grande mauvaise foi et beaucoup d'approximations. Il décrira un Bofa d'abord "flatté de m’avoir pour disciple » puis cédant à cette « mesquine jalousie que je croyais réservée aux médiocres."
Lui-même se présente sous des allures de victime innocente : « J’ai été, dans ma jeunesse, son élève passionné et lui, flatté de cette admiration, m’a invité plusieurs années à son Salon de l’Araignée. (…) Las, quand avec les années, je me suis libéré de son influence, et quand assez rapidement le succès m’est venu, ses sentiments à mon égard ont changé de nature. (…) Oubliant combien lui-même avait dû d’abord à Devambez, il prit ombrage de mes succès, m’accusant de le copier. Dès lors il se conduisit à mon égard en ennemi, ce qui n’eut d’ailleurs aucun effet quant à ma déférence pour son œuvre. Mais j’en souffris un peu. »
Cependant la publication de La Danse des Vivants en 2000 amènera les admirateurs de Bruller à reconnaître, mieux que lui, sa dette envers Bofa. « On se contentera, écrit Alain Riffaud, de rapprocher Malaises… dernier album de Bofa paru à cette époque, et les Relevés de Jean Bruller dont la publication intervient moins de deux ans après. On décèle des analogies incontestables. La source d’inspiration est commune, les procédés voisins. Des titres se répondent (…). D’autres titres sont même tout à fait identiques. (…) La qualité du trait de Bofa arrive à saisir tout particulièrement bien la pesanteur des corps. Cet expressionnisme est absent chez Jean Bruller. Notre auteur exécute en effet ses dessins avec un art moins exceptionnel que celui de Bofa . »
S'il s'efforça, en effet, de copier le dessin de Bofa, Bruller ne parvint jamais à égaler son élégance, sa souplesse et son dépouillement, tout comme il ne sut jamais s'affranchir de l'anecdote pour atteindre l'universalité et la philosophie cruelle de l'auteur de La Symphonie de la Peur

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